Je me nomme Sigrid Eirikdötir, fille du jarl Eirik Hröriksson.
Je suis née dans les montagnes du Hedmark, dans le village et sous la protection de mon père.
Bien que mon apparence crie clairement mon ascendance mêlée, mon père a toujours refusé de me parler du mystère qui entoure ma naissance. Ce n’est qu’au prix de nombreuses questions posées à notre völva que j’appris que mon allure haute et svelte, ma peau tirant sur le gris, même en été, et mes oreilles anormalement pointues, étaient autant d’attributs génétiques hérités de ma mère, une Dokkalfar, une elfe noire.
Cependant, ni la völva, ni personne, ne put jamais me dire ce qu’il s’était passé avant ma naissance, comment le jarl avait pu rencontrer une créature venant de Svartalfheim, le royaume des elfes noirs, et comment il avait pu ramener le fruit d’une telle union sur ses terres.
A ma naissance, mon père fit mander la völva et lui demanda de tirer les runes au dessus de mon berceau, afin de savoir ce que le destin me réservait. Plus tard, lorsque j’interrogeais mon père sur cette étrange nuit, il resta évasif et éluda rapidement la question. Ce faisant, ces yeux, fixés sur moi, paraissaient luire d’une étrange lueur, tiraillés, peut-être, entre l’admiration et l’inquiétude.
Je parvins finalement à lui faire entendre raison et il me livra, la malice au coin de l’œil, ce que lui avait prédit la völva :
« Ce soir-là, commença-t-il, alors que tu n’étais pas plus grande qu’un lapereau, la völva est venue à ma demande tirer les runes de ton destin. »
Il me laisse languir pendant plusieurs minutes avant de continuer :
« Elle tira trois runes, comme c’est l’usage. La première fut Ansuz, le signe que, toi, ma fille, tu as été choisie par Odhinn le Très Haut, le père de tous les dieux. Il est le dieu de la force et de la victoire, mais c’est aussi un brillant tacticien et un mage. Odhinn t’as choisie car tu es unique, Sigrid. Il te prévoit un grand avenir et tes prouesses seront comptées bien après ma mort. »
Il caressa ma tête de ses larges mains calleuses, les yeux dans le vague. Au bout d’un instant, il reprit :
« La seconde rune fut Algiz, une puissante rune, une rune de protection. Elle te protégera contre les énergies malfaisantes et les créatures surnaturelles. Mais tu dois prendre garde car si ton comportement n’est pas noble, cette protection cessera à jamais de veiller sur toi. Tu te dois d’être noble de caractère et d’esprit. La violence ne résout pas tout. Un fin stratège saura prendre une ville fortifiée avec dix hommes, là où quinze berserkrs s’écraseront sur ses remparts. »
Il eu un bref rire, fit demander une autre cruche de vin et un autre lapin. Je le pressais de continuer, mais il me fit taire d’un geste de la main, certaines choses ne peuvent attendre. Quand il eu fini son lapin, il prit sur ses genoux et se décida à finir l’histoire :
« Le destin a ses raisons, Sigrid, mais d’autres que lui veille à notre évolution, favorable ou non… Bien, finissions cette histoire, tes yeux se ferment tout seuls, jeune fille. La troisième et dernière rune tirée était Ewhaz, la rune du cheval de Freyr. Ne souris pas bêtement, Sigrid, je suis sérieux. Cette rune représente une évolution favorable, elle fera en sorte que tu puisses accomplir les grandes choses auxquelles tu es destinée. Bien, il est temps pour toi d’aller te reposer, tu dors debout. » Me prenant sous les épaules, mon père me fit descendre de ses genoux et me poussa vers les appartements du jarl.
Docile, je me dirigeais vers ma chambre quand il me rappela à lui. Contente de différer mon couché, je me précipitais à sa rencontre. Il me prit de nouveau sur ses genoux, voulu parler mais ne trouva pas les mots. Il finit par me confier ce qu’il avait sur le cœur :
« Prend garde, Sigrid, car si les pouvoirs de Yggr, Odhinn le redoutable, sont grands, sa colère est bien plus grande encore et il peut pousser un homme bon à la sauvagerie et à la violence. Souviens-toi toujours d’être juste et équitable. Ne privilégie pas une partie plutôt que l’autre. Soit impartiale, use de l’intelligence dont Fjölsvidhr, Odhinn l’Omniscient, t’as fait cadeau. » Puis il me renvoya de nouveau dans mes appartements.
La femme de mon père, une femme prévenante mais autoritaire, ne m’aimait guère, visiblement troublée par la pâleur de mon teint et mon sang auquel rien ne la rattachait.
Elle ne me mena néanmoins pas la vie dure et me laissait, pour mon plus grand plaisir, vagabonder dans le village le plus souvent possible.
N’ayant pas de figure maternelle à laquelle me raccrocher, j’allais me réfugier dès mon plus jeune âge chez cette même völva qui avait prédit mon avenir pour chercher réconfort et compagnie. Mon père l’apprit un jour et, au lieu de s’en trouver peiné, m’encouragea à aller la voir aussi souvent que je le désirais.
A force de fréquenter la sage, on décela rapidement chez moi le don des sejdhkonas, ceux qui pratiquent la magie du sejdr, ce qui ne parut en aucun cas surprendre ni notre völva ni mon père.
Durant tous ces moments passés chez elle, la völva se montra douce et attentionnée, bien que quelques fois… ailleurs. Elle m’apprit d’innombrables choses sur la vie ainsi que les nombreuses façons de parler aux éléments et surtout comment les plier à sa volonté. Elle me racontait les mythes et légendes de nos contrées, les actes de bravoures de guerriers tombés au combat, les faits et actions désopilants de nos ases et de leur penchant pour le jeu. Elle me fit comprendre que ce jeu était une parabole pour expliquer l’utilisation de pouvoirs divins utilisés à diverses fins, soit pour ce jouer des mortels ou encore « comme pour toi, Sigrid », disait-elle souvent, des personnes choisies à qui ces mêmes dieux accordaient réussite, gloire et connaissances.
N’ayant pas d’héritier mâle, mon père se décida très tôt à faire de moi une guerrière et me laissa porter les armes.
Alors que les autres enfants emplissaient de leurs rires bruyants et ravis les murs de notre village, jouant insouciamment et reversant de nombreuses choses sur leur passage, je demeurais seule avec le maître d’armes, Agnar Hundingsson, m’exerçant à manier toutes sortes de lames, lourdes ou légères, privilégiant les plus lourdes, encore trop lourdes, rêvant de me mesurer un jour à mon père.
Agnar m’apprit tout ce que je devais savoir sur les armes et leurs qualités. Il apprit à mon corps à s’endurcir pour résister à la morsure de l’hiver et à celles des armes ennemies, à mes yeux à voir les mouvements de l’adversaire avant qu’il ne les exécute et très tôt à soulever de lourdes épées à deux mains et à enchaîner les passes, laissant sur mes jambes juvéniles de longues estafilades.
Mon père, fier de mes progrès, m’offrit à l’occasion de mon dixième anniversaire la longue et lourde épée de mon grand-père, Hrörik Alfsson. J’étais si fière que je le suppliais de me laisser dormir avec l’arme ce soir là.
Ma vie se réglait en fonction de mes cours d’armes avec le maître d’armes et mes longues escapades chez la völva. Les rares fois où mes obligations me laissaient un peu de répit, les autres enfants, inquiétés par mon aspect, refusaient de jouer en ma compagnie et restaient les plus souvent possible loin de moi. Un jour, alors que j’évoquais à table ce fait avec mon père, il me répondit simplement que ces enfants étaient encore trop jeunes pour apprécier ma compagnie et qu’un jour je trouverais des amis fidèles et sincères auprès de qui je trouverais soutien et amitié.
De longues années s’écoulèrent ainsi, se déroulant au rythme des incursions du Svithjodh, la Suède, à l’est et des rigoureux hivers passés, blottis au coin du feu, à écouter les récits passionnants des plus vieux, bercés par la douce musique du feu ronronnant dans l’âtre.
Le front suédois occupait une grande partie de l’énergie de mon père et, naturellement, il me prit très vite avec lui lors de ses campagnes à l’est. Au début, il me préférait en retrait, au campement, mais très vite, je su me montrer utile, et cette journée restera à jamais dans ma mémoire et me valu plus tard le surnom d’Enfant des Brumes.
L’après-midi avait été rude, les assaillants avaient tranché vif dans nos rangs, faisant de nombreux morts. Le soleil baignait d’une lumière divine le champ de bataille, déserté pour la nuit, dressant un pont d’airain entre le ciel et la terre où descendaient les Valkyries, immenses déesses chevauchant de puissants chevaux, venues chercher les guerriers tombés au combat pour les emmener dans la Valhöl, royaume des braves, auprès d’Odhinn, où ils continueront à guerroyer et à festoyer.
Mon père se tenait près du feu, les traits tirés et l’air soucieux, entouré de ses conseillers. Je pris place à leurs côtés, attentive. La discussion était tendue :
« Mon jarl, leurs renforts arrivent à l’aube, nous se sommes plus assez nombreux pour l’emporter sur les deux armées en même temps !
_ Notre seule chance est d’attaquer dès maintenant, ne leur laissons pas le temps de s’en remettre !
_ Si nous attaquons dès maintenant, Mâni, le dieu lune, nous fera repérer dès que nous dépasseront cet arbre !
_ Il faut les prendre par surprise ! Ils nous ont infligé de gros dommages et ils misent sur notre déroute pour rester au campement ce soir ! Et nous avons l’avantage du terrain !
_ Et comment ferez-vous cela ?! Ferez-vous apparaître de hauts arbres pour cacher notre avancée dans la plaine ?!
_ Non évidemment…».
Je profitais de cette occasion pour prendre la parole à mon tour :
« Moi, je peux. » Lançais-je sur un ton calme et déterminé. Mon intervention suscita le silence parmi l’assemblée et tous tournèrent le regard vers moi. Mon père m’invita à poursuivre.
Décidée à prouver mon utilité à la bataille, je m’efforçais depuis petite à comprendre et utiliser les éléments présents autour de nous. J’avais, à de nombreuses reprises, réussi à créer de petites nappes de brouillard qui tenaient plusieurs minutes, ce qui créait le désarroi parmi les serviteurs de la maison longue. J’espérais de toute mon âme réussir une nouvelle fois ce sort, priant pour avoir la force d’en augmenter les effets.
Encouragée par l’attention qu’on me portait, je leur exposais comment, à la faveur d’un brouillard qui n’éveillerait en rien la vigilance des troupes ennemies, nous attaquerions les lignes ennemies, camouflés dans cette nappe de vapeur échappée de la terre souillée de sang du champ de bataille.
Mon père accueillit cette annonce avec la joie qu’on approuve lorsqu’une situation semble désespérée et qu’une solution improbable, mais évidente, se présente. Les conseillers la prirent avec un peu plus de circonspection, mais approuvèrent.
Je me rendis à un point stratégique, en hauteur, pendant que mon père et ses conseillers rassemblaient dans le plus grand silence les troupes. J’entrepris de me concentrer de toutes mes forces, entrant dans une transe profonde et épuisante, libérant mon Hamr et en appelant à toutes les forces présentes autour de moi.
Alors que les plus sceptiques des soldats s’attendaient à mener une attaque suicide en avançant à découvert et à être massacrés par l’ennemi, les plus attentifs virent monter du sol une légère vapeur blanche, qui envahis peu à peu la vallée, enveloppant les cadavres d’un linceul vaporeux, atténuant les cris des oiseaux nocturnes, nappant de ouate la plaine entière.
Dès que le brouillard pu couvrir efficacement les hommes, on lança l’attaque sur les positions ennemies et quelques heures plus tard, surpris par cette attaque inopinée et déroutés par le brouillard et le terrain qui leur étaient étranger, tous les ennemis furent défaits. Les survivants furent faits prisonniers et on dressa des bûchers mortuaires pour les braves, un grand brasier commun pour les ennemis.
Les soldats louèrent Sigtyr, celui qui assure la victoire, Odhinn, et se préparèrent à affronter les troupes suédoises qui marchaient sur eux. Déroutés par la défaite de leur précédente troupe et surpris de trouver une armée norvégienne sure de sa victoire, les armées suédoises furent défaites pour la deuxième fois en moins de deux jours.
De retour au village, mon père ne manqua pas de presser le scalde pour qu’il conte mon histoire et celle de notre victoire sur la Suède, un des plus puissants royaumes de l’époque.
Un matin d’hiver, à l’aube de mon dix-septième anniversaire, en proie à une mélancolie existentielle, je me rendis chez la völva, en quête d’un réconfort que ne m’apportaient pas les murs de la maison longue. Je la trouvais dans sa maison, affairée, comme souvent, à ordonner les nombreux objets qui jonchaient habituellement le sol. Elle parut très surprise de me voir, mais déclara que c’était le Destin. Je ne prêtais pas attention à cette déclaration, elle laissait parfois tomber cette phrase lorsqu’elle était prise au dépourvu ou incapable d’éclaircir certaines de ses visions. Elle me fit entrer et prépara du thé. Une fois servies, elle me prit les mains et me regarda dans les yeux :
« Sigrid, je suis contente que tu sois venue me voir. J’ai fait un rêve cette nuit, une prémonition... Attention, c’est brûlant. Je t’ai vue, toi, partir loin de notre village, par-delà la mer du sud, une contrée du Danemark... Prend un gâteau, ils sont excellents, c’est Anya Rolfsdötir qui les a préparés. Dans ma vision, tu côtoyais un ourson. Un ourson fort et fier. Un ourson danois... Ils sont bons, n’est-ce pas ? Elle a mis des noisettes grillées dedans. Tu seras menée à affronter de grands dangers, Sigrid. De grands… dangers… Oups ! Celui-ci est tombé au fond de la tasse... »
Cette annonce me bouleversa. Je la regardais fixer le morceau de gâteau qui se désagrégeait au fond de sa tasse, les sourcils froncés et les yeux embués. Le Destin m’offrait l’opportunité d’inscrire mes actes dans l’histoire. Encore sous le choc, je pris congé de la völva, toujours absorbée dans la contemplation du fond de sa tasse. Je m’isolais une grande partie de la journée, méditant sur les mesures à prendre.
A l’heure du repas, je requérais l’attention de mon père. Je lui annonçais, raide et détachée, ce que la völva m’avait révélé. Il se montra fier et cacha son affection mais je suis sure que la nouvelle eu sur lui le même effet que sur moi. Il fit sans tarder préparer mon cheval et mon paquetage. La soirée se poursuivit sans que l’un de nous ne montre un quelconque effarement, préférant l’allégresse à la tristesse de mon départ.
Au petit matin, on avait scellé mon cheval et je fis mes derniers adieux à mes proches. Mon père se tenait droit sur le pas de la porte, aux côtés de ma belle-mère et de ses enfants. Il était presque visible qu’il s’efforçait de ne pas céder à une effusion de sentiments, mais il ne put résister longtemps et quand j’arrivais à son niveau, il m’attira vivement entre ses bras. Je lui rendis son embrassade puis nous nous séparèrent et je pris la route sans que ses lèvres ne se soient décollées l’une de l’autre.
Pendant les premiers kilomètres, mon cœur se serait à l’idée de quitter ce lieu où j’avais grandis, mais rapidement, les récits des anciens me revirent à l’esprit et je me surpris à imaginer les grandes batailles de nos héros, les grandes choses qu’avaient accomplis nombreux de valeureux Nordiques, les grandes choses que je serais amenée, peut-être, à accomplir.