KONRAD
Cela faisait plusieurs heures que le roturier montaginois écoutait le chevalier Eisenor. Il était le seul à parler sa langue dans cette petite auberge de Crieux. Et cela faisait plusieurs jours que l’homme de l’Est résidait dans cet établissement où chaque jour était synonyme d’un nouvel abus d’alcool pour les deux hommes.
Le Montaginois était un docker, un homme d’une grande constitution, aux cheveux châtains et aux yeux verts.
L’Eisenor, lui, portait une armure qui semblait avoir été façonnée pour lui faire une seconde peau. Elle luisait d’un argent aux reflets violacés et semblait étonnamment souple.
C’était un homme imposant, les cheveux couleur blé et les yeux d’un bleu acier.
Peut-être était-ce l’alcool, mais il semblait souffrant et avait le teint blanchâtre et son front portait les stigmates d’une maladie récente.
« Mais puisque je te dis que ce sont les traces de la peste blanche ! » Répétait l’Eisenor.
« Personne ne survit à ça ! Tu es trop ivre, tu divagues complètement ! » Répliqua le Montaginois.
« Vous êtes tellement habitués à vous mentir, vous les Montaginois, que vous ne croyez personne ! Mais je t’assure, un médecin me l’a diagnostiqué et il n’en revenait pas lui-même ! Cracha l’homme en armure d’argent.
« Mais c’est impossible ! » S’exclama le docker.
« Je te paye la tournée depuis quoi ? Cinq jours ? Je dilapide le peu d’argent qu’il me reste pour ça, alors écoute moi, tu penseras ce que tu veux après... »
L’Eisenor vida son verre d’un trait puis reprit son récit :
« Je me souviens de cette journée. Mon père nous avait convoqués, mes frères et moi, pour le conseil de guerre. J’étais le plus jeune de la fratrie. J’étais né deux ans après le début de la guerre. Ma mère était morte en couche en me mettant au monde. Mon père avait réussi à me préserver en m’envoyant secrètement dès ma naissance tout au nord du pays, dans la province Pösen afin que je survive à cette guerre de fous.
Des Eisenors massacrant des Eisenors. Des fanatiques religieux détruisant des gens qui croient différemment.
Il n’y a pas de belle guerre. Mais les personnes qui avaient déclenché celle-là ont réussi leur coup en détruisant mon pays.
Que ce soit les tiens, les Castillans ou les Vodacce, tous se sont servi là où il y avait à prendre.
Mais bref, c’était mon premier conseil de guerre. Les batailles qui ont suivi ce conseil terminèrent la guerre et réduisirent ma famille à néant.
L’affaire était réglée, mes terres étaient vendues au plus offrant et les profiteurs des autres pays venaient gagner de l’argent sur les miettes de ma contrée. »
_Mais si t’étais à l’abri dans le nord, pourquoi tu es redescendu ? Et comment t’as survécu à tout ça ? Demanda le docker.
_ J’ai grandi dans une famille assez riche, reprit l’homme en armure. Des amis de mon père. Hans et Fiora. Ils m’ont élevé comme s’ils étaient mes parents. Ils possédaient des écuries et j’ai appris à monter à cheval avant de savoir marcher. Alors quand j’ai eu les épaules assez solides, ils m’ont fait entrer dans l’école Pösen et m’ont révélé peu de temps après mes véritables origines.
Mon père adoptif, Hans, est mort dans un accident de cheval. Sa mort reste un mystère pour moi. C’était un excellent cavalier, lui aussi membre de l’école Pösen, et je ne peux pas croire qu’il soit mort de cette façon. Mais on m’a légué sa vouge que je porte encore aujourd’hui sur le champ de bataille.
Après la mort de Hans, Fiora a eu un nouveau prétendant. Un Vaticin fanatique qui la battait.
Un soir où je n’en pouvais plus de l’entendre pleurer, je suis entré dans leur chambre et j’ai mis fin à ses tourments. J’ai brandi ma vouge et j’ai empalé ce vaurien.
J’ai vu le soulagement dans le regard de Fiora, mais aussi la peur.
Nous sommes sortis de la maison, elle s’est dirigée vers l’écurie et en a ramené un cheval noir comme le jais, puissant et rapide, baptisé Kraft.
Je suis parti pour le sud vers Sieger. À la fois déserteur et fugitif.
C’est ainsi que j’ai pu fini cette guerre aux cotés de ma famille originelle. Ma présence a réchauffé leur cœur et leur a redonné espoir.
Pendant les dix dernières années nous avons eu quelques petites victoires, mais, hélas, de nombreuses défaites au cours desquelles l’effectif de ma famille ne cessait de diminuer.
La dernière bataille a eu raison d’elle.
Elle a presque eu raison de moi. J’ai été réveillé par Kraft, au beau milieu d’un champ de bataille. En rassemblant mes esprits, je me suis souvenu être tombé lorsque Kraft, sous l’effet de la peur, avait cabré en ressentant une déflagration toute proche.
J’étais très endolori mais indemne. Il faisait nuit, plus personne, à part les morts, n’était présent.
Je me suis mis à la recherche d’Heinrich, mon père. J’ai cherché parmi les cadavres. Je l’ai aperçu, recouvert de boue, gisant sous plusieurs corps. J’ai reconnu l’armure de notre famille, notre blason et le symbole des protestataires.
Il n’avait pas été tué au combat, mais avait été exécuté.
_ Comment tu peux affirmer un truc pareil ? Murmura le Montaginois, captivé par le récit.
_ Parce que ses mains étaient tranchées et que son Panzerfaust et son épée n’étaient plus à ses côtés. Et surtout son bourreau l’avait décapité et je ne voyais sa tête nulle part.
J’ai rassemblé mes forces pour traîner sa dépouille hors de ce charnier et je l’ai hissé sur Kraft, puis je suis parvenu à me mettre en selle, exténué.
Ma tête tournait, je transpirais à grosses gouttes. J’avais du mal à respirer et mon corps me faisait atrocement mal. Kraft avançait seul, je ne savais pas où il m’emmenait.
Je suis finalement arrivé dans une forêt. Mon cheval s’est arrêté dans une clairière, près d’une rivière.
J’en suis descendu péniblement, et j’ai puisé dans mes dernières forces pour creuser la sépulture de mon père.
Mon crâne était sur le point d’exploser et chaque respiration était un calvaire de plus. Je n’avais subi aucune blessure mais je me sentais mourir.
J’ai retiré son armure du corps de mon père, afin de pouvoir continuer le combat au nom des miens. Moi le dernier Von Kruppel.
Puis je l’ai placé dans sa dernière demeure. Une fois l’ultime poignée de terre jetée, je me suis effondré et j’ai rampé vers l’eau. J’ai sentis ma main tremper dans la rivière et j’ai perdu connaissance.
Lorsque je suis revenu à moi, je me souviens avoir vu une femme magnifique, une femme aux cheveux d’or, presque blancs. Qui a disparu dans l’eau.
J’étais encore faible mais j’ai pu me relever. Mon cheval était également présent. Il avait veillé sur moi tout ce temps.
_ C’est qu’un cheval, il avait p’t’être nulle part où aller ? Hasarda le Montaginois.
_ Il m’a sauvé la vie ! Rugit alors l’Eisenor. Et je donnerai la mienne pour lui. Il est mon ami, pas seulement un cheval. Depuis tout petit je fais plus confiance à mes chevaux qu’aux hommes. Il ne me trahira jamais, et pour ta sécurité je te déconseille d’insulter le cheval d’un Pösen.
_ Ok t’énerves pas, désolé ! S’excusa le docker. Et cette femme, c’était qui ? Ajouta-t-il.
_ Je n’en sais rien, je ne l’ai jamais revu après, mais c’est la plus belle femme que j’ai jamais rencontré.
Je suis resté longtemps dans cette clairière dans l’espoir qu’elle revienne. J’ai passé des jours entiers, des semaines à l’attendre. Au début je me nourrissais de fruits, de racines, d’animaux fraîchement tués. Puis, avec le temps, j’ai retrouvés mes forces. Je me suis mis à chasser et à m’entraîner pour pouvoir me battre à nouveau.
Je ne sais combien de temps je suis resté là, mais bien des lunes ont passé.
Cet endroit était un vrai havre, comme si la forêt avait pris soin de moi.
Puis est venu le jour où j’ai pu partir pour reprendre ma quête. J’ai scellé Kraft et je me suis mis en route vers la première ville qui se présenterait.
Je voulais enquêter sur cette femme, mais surtout, je voulais retrouver les restes de mon armure familiale.
Personne n’a pu me dire quoi que ce soit concernant une créature de toute beauté qui vivrait dans la forêt.
Mais je suis parvenu à trouver une piste pour l’armure. Elle serait à Crieux, en route pour je ne sais quelle autre contrée.
_ Ici, à Crieux ? S’étonna le docker.
_ C’est ce qu’on m’a dit. Mais je n’ai rien trouvé. Sans doute une fausse piste. Ou bien j’arrive trop tard.
_ T’inquiète pas mon vieux, tu trouveras ce que tu cherches ! Lança-t-il.
_ Je n’y crois plus vraiment. A moins d’un coup de pouce du destin … » Acheva l’Eisenor avec un regard triste.
Sa phrase à peine terminée, trois soldats montaginois vinrent interrompre le récit. Ils venaient aborder une femme, une Avalonienne. Ils l’accusaient de terrorisme et venaient tout bonnement s’emparer d’elle. A trois contre une.
N’écoutant que son mépris pour l’injustice et l’oppression, sans doute décuplés par les effets de l’alcool, Konrad se saisit de son arme et engagea le combat contre les Montaginois…